Des cercles de qualité aux Espaces de Débat sur le Travail (EDT) : quel chemin parcouru, quels critères de réussite ?
Les cercles de qualité : approche critique
Au-delà du discours un peu publicitaire de l’article de référence (en fin de document), les cercles de qualité (dits aussi cercle de progrès) s’inscrivent comme un outil au service du mouvement de la Qualité Totale (TQM : Total Qualité Management en anglais).
Ce mouvement, issu du Toyotisme et émergeant de grands groupes internationaux des années 80, se déploie dans de nombreuses entreprises jusqu’aux années 90. Les pratiques sont variables, elles peuvent être découpées en deux familles (Du Tertre C., 2009, p 3) : « l’américaine consiste à généraliser ces procédures [la mise au point de procédures de « gestion de la qualité » dont l’objectif est de relever ses dérives en cours de production afin de les corriger avant l’apparition de rebuts] à toutes les activités (fabrication et fonctions d’appui) ; la japonaise consiste à interroger l’impact de l’organisation sur la qualité pour la faire progresser ».
Bien que recouvrant différentes pratiques et visées, la Qualité Totale (TQM en anglais, ibid. p 2) se
définit de manière générale comme étant « une démarche de gestion de la qualité dont l’objectif est l’obtention d’une très large mobilisation et implication de toute l’entreprise pour parvenir à une qualité parfaite en réduisant au maximum les gaspillages et en améliorant en permanence les éléments de sortie (outputs) » (Wikipédia). Selon les auteurs du développement de la Qualité Totale, la visée va « d’un ensemble d’outil d’amélioration au service de l’organisation » à une « philosophie managériale » en passant par un système de management global (Bergquist, Fredriksson, Svensson, 2005). Dans un document Afnor-afciq de 1981, traduction d’un document original produit par l’Union of Japanese Scientists and Engineers (JUSE, 1981), les objectifs affichés des cercles de qualités sont les suivants :
« a) Amélioration des aptitudes à commander et à diriger des agents de maîtrise dans les ateliers et encouragement à l’amélioration par le développement des capacités individuelles.
b) Elévation du moral des ouvriers au niveau de la production et création simultanée d’un environnement dans lequel chacun est davantage conscient de la qualité, des problèmes et de la nécessité d’améliorer.
c) Rôle de noyau qui, au niveau de l’atelier, permet la prise en charge du contrôle de qualité tel qu’il est conçu au niveau de l’entreprise…/… »
Avec pour activités :
« a) Contribuer à l’amélioration et au développement de l’entreprise.
b) Respecter l’homme et créer un lieu de travail qui donne envie d’y travailler et qui donne un sens à son travail.
c) Permettre la pleine expression des capacités humaines en ouvrant ainsi des possibilités insoupçonnées. »
L’approche managériale japonaise, centrée sur l’homme, très marquée culturellement (commandement) est ici bien perceptible : elle permet de bien comprendre le dévoiement des objectifs et concepts de base que la version américaine de la qualité total a grandement généralisée dans les pays anglo-saxon et en Europe.
Il s’agit d’une certaine manière d’une « mode » managériale qui a précédée celle du Lean avec des notions comparables, notamment celle de la chasse aux gaspillages (les muda du Lean) ou certains outils émergeants plus tard sous le nom de Six Sigma (ibid. p 2). D’après la thèse de Françoise Chevalier sur le sujet (Chevalier, 1989) qui qualifie à juste titre la qualité totale de modèle normatif « conçu comme une technologie managériale » (ibid. p 157), les programmes de qualité totale passent généralement par étapes, de l’enthousiasme à l’essoufflement, pour ensuite déboucher sur trois alternatives possibles : la recherche d’un second souffle, la disparition ou l’intégration managériale (ibid. p 151).
Du fait de l’origine liée au toyotisme, les critiques s’appliquant au Lean peuvent tout à fait être transposées à la qualité totale (Daniellou, Aubert, 2011), effectivement la présentation générale de ces modèles de management est toujours séduisante. Le modèle enjoint d’utiliser une approche participative et à l’écoute, qui prend en compte les difficultés du travailleur de base, qui lui donne même le pouvoir d’arrêter la chaîne de production, qui préconise ce qu’on appellerait aujourd’hui le slow management avec une injonction de proximité du manager, la mise en place d’une organisation réactive, apprenante…, mais avec des transpositions réelles souvent éloignées, en tout cas en France, de ces beaux principes. En réaction à ce modèle, l’AFNOR s’est vue dans l’obligation de sortir une accréditation de consultant « Lean Responsable » destinée à replacer l’Homme au cœur de la question (c’est donc qu’il n’y était pas vraiment !).
Au-delà de l’intérêt de fond d’un système de management appelant à une dynamique d’amélioration continue, il ne faut sans doute pas jeter le bébé avec l’eau du bain puisque d’après certaines études (ibid. p 5-6) la Qualité Totale donne des résultats économiques à moyen terme (4 ans après la mise en place dans l’étude suscitée), et le Lean se vend sur des gains très importants à court terme, mais quid du long terme ? Il est toujours possible de corriger la démarche, la méthode et l’utilisation des outils :
1. en les contextualisant, chaque entreprise étant unique sur tous les plans, mais notamment les plans organisationnel et humain ;
2. en prenant en compte les failles s’appliquant à la Qualité Totale du point de vue du travail :
- Un modèle de l’Homme qui oublie le subjectif pour ne garder que le rationnel, qui gomme
les variabilités inter et intra-individuelles et la confrontation constante de ces variabilités à
celles des systèmes techniques et organisationnels.
- Des modalités d’action au plus près des situations de travail via le management de
proximité, mais qui ne peuvent s’inscrire dans une approche systémique et globale ce qui
génère des problèmes en cascade.
- Des objectifs assignés formellement inatteignables comme le « zéro défaut », mais qui engage les managers dans des stratégies de masquage de la réalité, ce qui participe à cet éloignement de la réalité, à concevoir comme une crise du rapport au réel à la source de bien des problèmes d’actualité s’exprimant aujourd’hui sous les termes de RPS (Hubault.,
2010) ; notons que ces objectifs inaccessibles (zéro défaut, zéro papier, zéro déplacement…) sont, suivant les contextes, sources de pression sur les personnes et/ou sources de désengagement.